Voie Garance *
ou le désembouage des yeux racines par le karcher lent des mots...
Au continuum de nos corps, dit-elle au seuil du livre.
UN DEUX TROIS [1 2 3 ] de Rebecca ARMSTRONG avec le sous-titre Poésie est un livre parvenu à maturation. Une écriture parturiente qui sait sans doute d’où elle surgit mais qui ne s’en vante pas . Pour qui écrit-elle ? On ne le saura pas vraiment. On le devine sans certitude. Elle écrit ce qu’elle a à écrire. Basta !
C’est une écriture claire, directe, non encombrée de figures de style, débarrassée des métaphores, presque désossée, laissant affleurer les strates d’un parcours courageux, discontinu mais pugnace et ciblé.
A lire ces 81 pages découpées en poèmes ou proses imbriqué.e.s, pages absorbées dans un seul souffle prolongé, je me sens presque comme invitée, peureuse, aux abords d’une salle d’entraînement, une salle de gymnastique ou de boxe mentale mais élégante, où l’on ne sent pas la sueur. J’aperçois juste le résultat derrière une vitre trempée de condensations. Un brouillard qui s'estompe. Peut-être des larmes coagulées.
J’observe alors d’un peu loin, une chirurgie gestuelle dans un espace sans bande son.
Vies privées dans tous les sens du terme. Comment entrer là sans incommoder ?
Il pourrait s’agir, j’imagine... de décortiquer et non disloquer la langue, de ne pas trop la démembrer en public malgré l'envie, sous le scialytique obscène des médias avides d’images crûes et non crues.
S’agirait-il de tenter de « l’enpommader » sous bandelettes de « l’enpoémer » sous calmants dans une transe aphone peut-être, je ne sais pas encore, et puis de la hisser avec tous ses corps rescapés sur le parapet des rencontres ?
Cette écriture urticante montre à nu la chair refroidie du vécu, survivante et pensante.
Elle l'expose au hasard heureux des oreilles pareilles et des attentions lectrices.
L'alarme est ici implacable et stridente. On ne peut s'en détourner facilement.
Elle grave le non-dit inédit pourtant banal dans l'ordre minéral social. Les tables de la loi ne sont pas encore complètes à ce jour. Une interminable histoire de femmes violentées, des prénoms d'emblée alignés dans le livre, litanie qui ne peut être déclinée hors-sol. On rencontre très vite une fillette incrédule, pétrifiée mais incroyablement lucide, créature frêle et "parentifiée'. On toise sans transition des légions d'hommes perclus de violence.
Père, pourquoi as-tu scarifié au fer rouge garance, ELLE et toutes les autres, sous le regard de tous les autres enfants prisonniers sous ta coupe ?
Toi, l'englué dans ta folie et la mésestime vaniteuse de toi, dans ta défaite paroxystique et paradoxale, puisque tu te crois tout puissant,invisible et invincible. Puisque tu cognes en abruti jusqu'à l'amnésie éhontée et la jouissance coupable, bestiale. Puisque tu vas jusqu'au meurtre parfois, si on ne t'emprisonne pas. Les statistiques de police en attestent. Puisque tu demeures trop souvent non contré, récidiviste et impuni. Toi qui sèmes le mépris et le dégoût. Puisque tu contusionnes à donf, puisque tu défonces comme un bélier dingue. Puisque tu arraches de force le silence , la soumission et t'en repais sans trouver ta propre paix intérieure. Puisque tu recommences et réitères ton délit pire ton déni, ad vitam infernal dans l'alcool, la déraison, l'inconséquence. Tu es fatalement perdu d'avance car tu moissonnes le malheur , tu ériges le soleil noir de la mélancolie comme un phallus calciné. Tu fais saigner l'espoir jusqu'à l'hémorragie, tu crèves le pardon et l'indulgence autour de toi, tu saccages et tu mutiles la vie, tu le sais et tu t'en fous . Tu bouzilles la tienne aussi.
Tu es l'Anti- Joie sans Antidote ! 1 2 3 ! Pas soleil !
Non vraiment, tu es has been Mec, refais-toi please !
Lâche-nous avant qu'il ne soit trop tard !
C’est le pire devant soi devant toi le brutal que tu convoques. Devant elle et toutes celles que tu bouscules , c’est l’Apocalypse perpétuelle, l’intolérable gabegie.
Le noir multicolore qui beurre les paupières et qui s’enracine en croûtes immondes dans les plaies les plus fraîches, répand cette humiliation visqueuse qui n’étanche aucune colère et qui pourrit à vie le sens commun dans la gorge. C’est le rituel veule et vrombissant de toute cruauté ordinaire dont parle la grande poète Andrée Chedid « Le cérémonial » barbare du tabassage et de la maltraitance ataviques. Le chiendent des civilisations gangrénées par le pouvoir sans limites et l’anéantissement déchaîné infligé à autrui. Le plus souvent, c’est un meurtre lent, en lambeaux camouflés , un dépeçage en règle qui ne dit jamais son vrai nom de démolition et de lâcheté profonde. C’est dur. C’est dit ! C'est encore à (d)écrire.
Dans le livre vert- coque -d’amande de Rebecca,
on rameute pour soi les images un peu à claire -voie.
Dans des angles sombres et précautionneux
elles ne sont jamais exhibées comme des trophées de reconquête.
Mais ça pulse fort à l’aveu et à la délation utile.
Les faits sont là à charge d’inventaire individuel. Chaque protagoniste joue sa peau reconnue et recousue. Chacun garde son entonnoir de démence ordinaire
Il suffirait de les remettre dans le vif des faits divers. Les fixer sur des pages ou des murs virtuels et ne plus les effacer, les laisser à l’abandon pour d’autres aveugles.
Ou alors d’accepter de creuser plus profond à l’intime des récits qui rechignent à ne devenir que de simples et innombrables témoignages, truffés d’anecdotes indélébiles noyées à longueur de papelards journalistiques. Des rebuts de presse. Des faits divers bafoués écrasés sous les « Une » guerrières.
Rien ne peut se dire sans puissant élan intérieur. Rebecca est-elle sans le savoir une « activiste du climat » social que les féminicides ou les violences conjugales concernent de près ouont percutée à pleine conscience ? Peu importe. Elle réveille sans doute avec ses mots une sororité et une fraternité endormies qui réclament des regards, le plein d’égards et de solidarité efficace. Cherchant la juste place de la plainte dans la littérature contemporaine dont Annie ERNAUX ou d’autres ont parlé et parleront encore...
1 2 3 n’est qu’une comptine à effets trop tus et retardés. C’est un livre qui explose d’énergie embusquée et soudain libérée.
Rouge garance en plein soleil !
*La teinte garance, rouge vif, repérée comme un indice sur la scène du drame, dans ce livre ,est aussi selon Wikipedia le prénom du personnage central d’un film de Marcel Carné incarné par Arletty : Les enfants du paradis. Rouge garance aussi, les pantalons de soldats d’infanterie de la première guerre mondiale rendus vulnérables par cette couleur face à leurs ennemis. Garance indienne, une plante médicinale utilisée comme purifiant sanguin en médecine ayurvédique, et pour soigner également les morsures de serpent et certaines affections dermatologiques comme l'acné. Garance est aussi un prénom épicène (peut être employé au masculin et au féminin sans variation de forme). qui apparaît le 23 ème jour du mois de Brumaire dans le calendrier révolutionnaire.
Marie-Thérèse PEYRIN le 15 Mai 2023 à Lyon
EXTRAITS CHOISIS
Souvent j’ai rêvé que je le tuais
Non, ce n’était pas
un rêve
Pupilles acérées
Poinçons
A l’endroit où je sais
m’envoler
Monter plus haut et plonger,
en piqué
je n’ai jamais réussi à
planter la banderille
le couteau
l’épée.
Mon oreiller me l’interdit
car je suis même la nuit
Une enfant
sage.
p.27
*
Elle a six ans
Je l’oblige à m’aimer comme aucun enfant ne devrait
aimer une mère. Ce n’est pas que je le veuille, le demande
ou que je le souhaite, c’est juste comme ça.
Il y a quelques jours, un matin, je la déposais à l’école.
Elle a retenu ma main. Elle m’a regardée dans les yeux,
au-delà, a parlé à mon âme. Ça a duré une intensité jamais
égalée. Sa main tenait la mienne, son pouce minuscule
caressait doucement ma peau. Dans ce geste et ce regard,
elle me transmettait toute la force qu’un enfant de son âge
ne devrait pas avoir, ni connaître, ni même imaginer.
C’était insoutenable. J’avais envie de pleurer, de crier,
de disparaître, de me dissoudre dans le temps, de me
vaporiser dans l’espace. Ai-je à ce point tout manqué pour
qu’elle soit ainsi celle qui me protège, ce petit être sorti de
mes propres entrailles, déjà cette clairvoyance ?
Bientôt je serai grande alors papa il ne te fera plus mal.
La maison ne criera plus, elle sera toute calme et on
pourra jouer autant qu’on veut.
Elle savait tout. Avait déjà tout compris. Alors que je
croyais faire bonne figure, que je croyais limiter les dégâts.
Tout était déjà détruit. Son enfance en morceaux, son
innocence balayée.
Elle m’a enveloppée de son immense sourire, appuyé par
ses yeux devenu l’entièreté du monde, où j’ai lu un terrible
je ne dis pas ça à la légère maman, crois-moi. Sa main
a lâché délicatement la mienne. Elle est entrée dans la cour
de l’école. J’étais abasourdie. Mon cœur, arrêté. Pas celui
qui assure mes fonctions vitales, celui qui secoue mon âme
naufragée.
S’il reste quelque chose à sauver, je dois le trouver. Je
Dois le trouver et le mettre à l’abri. Je ne pourrai pas lui
rendre ce qui a déjà été volé. Trouver un nid, un arbre,
une forêt.
Elle s’est retournée et m’a adressé un signe de la main.
Son bras est ensuite retombé. Y avait-il de la tristesse,
ou pire de la lassitude, dans le déplié de son coude
s’éloignant ?
Là plantée, je ressens tout, mes sens saturés de sève, des
nouvelles racines creusent. Je pressens une suite possible.
Creusent la tristesse, aiguisées par un regard d’enfant.
Bientôt. Une maison qui ne crie plus. Et des jeux d’enfants.
p.33-35
*
Aujourd’hui encore
Je me méfie du couteau qui
indistinctement
tranche une pomme,
une gorge,
une veine.
p.77
Rebecca ARMSTRONG, Un deux trois,
Christophe CHOMANT éditeur, 31 Mars 2023
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de Rebecca ARMSTRONG